Carlton, je crois que tu as grandi dans un milieu artistique. Pourrais-tu revenir sur ton apprentissage musical ?
Effectivement, on pourrait dire que j'ai grandi dans une salle de spectacles. Mon père en organisait dans un grand lieu où j'ai vu passer beaucoup de gens...
Cela a été très formateur, que ce soit au niveau du théâtre, de la musique et de toutes les autres formes artistiques que l'on peut voir défiler dans ce genre d'endroit.
Ceci est ma première formation liée au spectacle : savoir ce qu'est monter sur scène.
Le choix s'est, peu après, davantage porté sur la musique que sur autre chose...
Quels sont les musiciens qui t'ont le plus marqué durant cette période ?
Oui, il y en a beaucoup...
En particulier des musiciens de Jazz tels que Dizzy Gillespie qui portait en lui une présence, un charisme et une grande chaleur. J'ai aussi été très marqué par Art Blakey, Lionel Hampton en ce qui concerne les jazzmen. Dans un autre registre, je me souviens d'une femme extraordinaire qui était venue avec une simple petite guitare et un micro. C'était Mercedes Sosa...
Je tire de toutes ces rencontres de grandes leçons, à la fois artistiques et humaines.
Jouais-tu déjà de la musique à cette époque ? Etant, toi-même, percussioniste le fait de rencontrer une référence comme Art Blakey devait être grandiose. Osais-tu aborder ces personnages ?
A cette époque, j'étais encore relativement jeune pour oser les aborder. De plus, l'idée d'envisager une carrière artistique n'avait pas totalement germé en moi. J'avais la chance d'être là avant, pendant et après les concerts. Cela me permettait d'avoir un rapport avec eux qui, du coup, était beaucoup plus axé sur les choses simples de la vie plutôt que sur leur prestation artistique.
Je n'ai pas le souvenir d'avoir, un jour, demandé un conseil ou d'avoir attendu une réponse définitive ou qui ne soit destinée qu'à moi.
Est-ce que ta première réelle immersion dans la peau d'un musicien s'est faite en apprenant à jouer des percussions ?
Oui, la percussion est partout autour de nous. Il vous suffit de prendre une boîte en carton ou un seau pour en faire une percussion...
J'ai toujours "tapoté" sur des choses en essayant de trouver des rythmes. C'est quelque chose qui m'a toujours habité. Petit à petit on structure tout cela, ainsi qu'au fil des rencontres avec des gens qui ont des techniques et qui vous les enseignent. Ils vous apprennent à vous servir de vos mains, ce qui est essentiel...
A partir de ce moment-là, les enseignements formels magistraux ne durent que peu de temps. En tout cas, leur conclusion vous démontre qu'une fois qu'on a la clé, c'est à chacun de chercher, fouiller...
Il est important d'avoir des exemples, de suivre une "école" mais par la suite il faut oublier et ré-inventer cela, à moins que tout ne rejaillisse par soi-même, d'une manière ou d'une autre...
Justement, comment qualifierais-tu ta musique ?
Ma musique est instinctive...
Elle représente un espace de liberté qui, je pense, ressemble beaucoup à ce que je suis.
Ton dossier de presse spécifie que tu pratiques un Blues d'Haïti, revendiques-tu cette part d'héritage du Blues ?
Oui, évidement !
Haïti est un pays qui porte en lui une forme de Blues dans sa musique traditionnelle, de par son passé et son héritage...
Le fait d'être nostalgique d'un continent pour un peuple qui en a été arraché, le fait tomber en plein dans les thématiques du Blues. En ce qui concerne les sonorités plus attachées à l'idée générale que l'on peut se faire du Blues, elles sont simplement héritées d'influences que j'ai eues. Elle apparaissaient de façon aussi évidente que l'héritage des musiques haïtiennes...
Il m'a suffi, en une fraction de seconde, de mettre un peu de Taj Mahal ou de Muddy Waters dans mon oreille pour, immédiatement, ressentir cette vibration et me dire que c'était un chemin que je pouvais suivre.
Ton premier album "Peyi Blue" (Iris Music) vient de sortir . Pourquoi avoir attendu d'être âgé de plus de 30 ans pour l'enregistrer ?
C'est par déformation liée à mon expérience. Pour moi la musique était avant tout quelque chose qui se passait sur scène, c'était ma priorité. J'ai, avant tout, travaillé pour pouvoir emmener ma musique sur scène. J'y ai passé beaucoup de temps afin de la mettre en forme pour qu'elle existe vraiment.
Le plus important pour cette forme d'art est de pouvoir exister en live.
Il était, bien sûr, possible d'enregistrer cette musique et d'en faire un disque plus tôt mais ce n'était pas une priorité...
C'est aussi devenu une réponse face à une attente du public qui souhaitait ramener un souvenir à la fin de mes concerts et avoir un peu de moi dans son salon.
On fait des choses qui vont être "croquées" sur un disque mais qui, après, n'appartiennent plus à grand monde. Ce qui doit rester vivant c'est la musique, c'est à dire ce que l'on créé à un moment et à un endroit donnés.
Peux-tu me présenter les musiciens qui t'accompagnent sur cet opus, te produis-tu avec eux depuis longtemps sur scène ?
Sur cet album nous pouvons trouver Yves Jazon qui a, essentiellement, fait les guitares rythmiques. Cela ne fait que depuis un peu plus d'un an que nous partageons la scène ensemble. C'était une belle rencontre et les affinités se sont nouées très rapidement.
Serge Tamas m'a aussi fait l'honneur d'être présent. Je travaille avec lui depuis pas mal d'années sur d'autres projets, surtout scéniques. S'est ajouté à ce projet Rija Randrianivosoa qui est d'origine malgache. Il a été, très vite, séduit par ce que je voulais faire et a souhaité y prendre part dès que je lui ai proposé la chose.
Je me retrouve donc avec 3 guitaristes qui ont des "couleurs" très différentes. Il était intéressant de les réunir et de travailler ensemble.
Sur "Peyi Blue" il y a des airs traditionnels haïtiens. Comment les as-tu choisis et peux-tu me dire quels sont les sujets abordés dans ces chansons ?
Ce sont des morceaux que j'ai "dans les pattes" depuis quelques années pour les avoir emmenés sur scène. Ces titres se sont imposés à moi et il m'est paru évident que je pouvais les ré-inventer - contrairement à d'autres chansons qui me semblent intouchables.
Les thématiques sont diverses et variées, principalement liées au quotidien et à la vie. Les chansons traditionnelles vaudou interpellent souvent les esprits. Chez nous, nous les nommons les loas. Ces airs servent à demander des comptes, faire une incantation ou remercier.
A partir du moment où on a une relation avec cette musique, on commence aussi à avoir une relation spirituelle avec les esprits qui y sont liés. Tout cela devient un ensemble qui se structure par lui-même. On a parfois le choix d'essayer de faire exister cela d'une façon assez propre. En même temps nous sommes tenus par cette tradition du fait de sa couleur et de sa structure...
Il est difficile de pouvoir dire en bloc de quoi parlent ces choses. Dans ces litanies que nous retrouvons dans les chants vaudou il y a beaucoup de faits qui sont exprimés en très peu de mots. Il y a aussi énormément de poésie. Le langage utilisé est très imagé au-delà de la signification littérale.
Y a-t-il un côté contestataire dans ces chants ancestraux. Si oui, sont-ils compatibles avec les problèmes liés à la vie actuelle ?
Oui, bien sûr...
Il n'y a pas, à proprement parler, un côté contestataire dans ces chants mais une idée de résistance, de résilience...
Ils sont, à mon sens, complètement universels et intemporels car ces notions philosophiques sont des idées qui sont propres à l'homme. Même si les combats d'hier ne sont pas, forcément, ceux d'aujourd'hui il n'en reste pas moins que ce sont des combats. Il faut aller chercher l'énergie et l'inspiration dont on a besoin pour pouvoir les mener.
T'inspires-tu de ces textes pour tes propres écrits ?
Oui, à telle enseigne que parfois les gens pensent que mes compositions sont des chants traditionnels et inversement. Une fois que l'on appréhende ce langage, on finit par le parler soi-même. Donc par créer et inventer dans cette langue...
Je ne parle pas que du créole mais de toute la poétique et de la spiritualité qu'il y a derrière. Cela m'inspire profondément et fait partie de moi ...
Un compatriote et ami musicien m'a dit, un jour, que j'ai cela dans le sang ...
Je trouve toujours cette expression bizarre car, finalement, on peut se dire que la culture ou la nature n'ont rien à voir avec la biologie intérieure.
Un jour j'ai compris et c'était assez inexplicable. Il y a des choses qui vous habitent au-delà des expériences que vous avez pu avoir...
Cela me fait penser à la chanson de Maxime Le Forestier "Né quelque part"...
C'est à la fois déterminant et ça ne veut rien dire...
As-tu déjà eu l'occasion de rencontrer, à travers tes concerts, des musiciens venus d'horizons différents du tien et de partager la scène avec eux ?
Pas vraiment; même s'il y a des choses qui se sont improvisées. Par exemple, il y a quelques années, j'avais participé à un Festival en Afrique du Sud dans lequel je me produisais en solo (tambour et chant). Il y avait un groupe de Rythm and Blues anglais qui me succédait sur scène. Ce que j'avais fait les avait touchés alors que ma musique, à l'époque, était très traditionnelle. Ils m'ont demandé de les rejoindre sur scène...
J'ai donc apporté ma petite pierre à l'édifice en jouant avec eux alors que cela n'était pas prévu et que c'est une chose très difficile à réaliser dans le cadre d'un festival. Il s'agissait du combo Chunky Butt Funky qui est mené par un personnage très attachant qui se fait appeler le Révérend car il a un côté prêcheur.
J'ai aussi eu l'occasion de jouer avec Doudou N'diaye Rose mais, en ce qui le concerne, nos cultures ne sont pas si éloignées. Sa musique se rapproche un peu de ce que l'on peut faire en Haïti ..
Je ne te cacherai pas que j'ai une très grande sensibilité pour le Rap américain, plus précisement le Rap West Coast. C'est un scoop, vous saurez que Carlton Rara est plus West Coast que East Coast (rires). Je trouve qu'il y a une très grande musicalité dans ce qu'ont inventé des gens comme Snoop Doogy Dog, Warren G ou Dr Dre.
Cette façon de scander et de dire les mots est très bien amenée et encore plus importante que la signification des sujets évoqués.
Je serais très content s'il m'était demandé, un jour, de participer à un album de Hip Hop ou de Rap.
Pourquoi te limiter aux chants en créole et en anglais sur ton disque ?
C'est assez simple, j'en ai résolu l'énigme...
L'anglais, le créole et le français sont des langues maternelles pour moi. Je les entends depuis que je suis petit. Techniquement parlant, on observe que dans le créole et l'anglais existe une musicalité qui est évidente. Pour constituer une base de travail, il est donc plus facile de travailler en anglais.
Le français reste une langue atone où il faut inventer les inflexions... Cette langue ne me sert pas vraiment à créer, j'ai toujours eu du mal bien que j'aie essayé. La sauce ne prend pas...
Au moment de la création, les choses sortent naturellement en anglais ou en créole. Cela est certainement lié au fait que je travaille beaucoup avec le rythme...
Le français me sert davantage à travailler l'intelligence et l'argument.
Au niveau de la scène, te sens-tu limité aux manifestations de World Music ou arrives-tu à élargir ta palette ?
Je suis agréablement surpris de savoir à quel point le disque est assez universel. Il touche des sensibilités très différentes...
Beaucoup de gens souhaitent me programmer, qu'ils soient touchés par mon aspect "World" ou par le côté "Blues" que l'on peut trouver dans ma musique. Il y a aussi des Festivals de Jazz qui se manifestent.
Les émissions de radio spécialisées dans le Blues sont contentes de passer l'album...
Je suis assez "passe-partout" et cette idée me plaît bien.
Souhaites-tu ajouter une conclusion à cet entretien ?
Je suis très content d'avoir fait ce disque, c'est une façon de valider l'accomplissement de quelque chose même si ce n'est que le début d'une aventure et non la fin...
J'ai envie de remercier les gens à qui je dois quelque chose. Les personnes concernées se reconnaîtront très facilement...
Le label Iris Music en fait, bien sûr, partie car il m'a laissé faire ce que je sais faire comme je l'entendais. Ceci sans aucune restriction particulière et en ayant une confiance aveugle sur l'aspect artistique. C'est une forme de confiance qui est, aujourd'hui, assez rare...
Remerciements : Sara et toute l'équipe d'Iris Music
www.carltonrara.com
www.myspace.com/carltonrara
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